80 ans se seront écoulés entre le débarquement des forces alliées en Normandie et l’élection du parlement européen par 27 pays, le 9 juin prochain. Nous pouvons nous réjouir du chemin parcouru… Pourtant, ils ne furent qu’une poignée à croire à l’unité de l’Europe au lendemain de la guerre, une poignée de visionnaires qui crurent en ce qui paraissait être, à l’époque, un rêve inaccessible.

Ces visionnaires s’appelaient Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gaspéri, Paul-Henri Spaak… Après trois conflits sanglants en moins de quatre-vingts ans dans lesquels s’étaient opposés le peuple allemand et le peuple français, après le génocide de près de 6 millions de juifs, l’apocalypse nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki, sans oublier les nombreuses autres victimes civiles et militaires de ce second conflit mondial. Oui, il fallait vraiment être visionnaire pour croire en l’unité de l’Europe et en la possibilité d’une réconciliation entre des pays qui n’avaient jamais cessé de s’affronter. Plus encore, pour anticiper le fait que cette réconciliation ouvrirait la construction d’un ensemble plus vaste (cette Europe unie que nous connaissons aujourd’hui) il fallait être capable de discerner, dans l’épaisseur de l’histoire, la promesse de quelque chose qui la transcendait et pressentir que cette réconciliation deviendrait progressivement la fondation sur laquelle se construirait une fraternité entre les peuples européens.

L’engagement de ces visionnaires, qui pour beaucoup appartenaient à ce qu’on appelait à l’époque la démocratie chrétienne, a permis l’émergence d’une réalité politique inédite conjuguant l’appartenance de chaque peuple à une communauté nationale et l’adhésion libre de chaque nation à un pacte de solidarité entre elles toutes. Alors, qu’ont-ils vu ces visionnaires ? Ils ont vu, je crois, que la paix n’est pas seulement le silence des armes mais un processus vertueux.

Oui, la paix est un processus vertueux… Le pape François l’explique ainsi dans l’encyclique Fratelli Tutti : « Celui qui aime et qui a cessé de comprendre la politique comme une simple recherche de pouvoir, est sûr qu’aucune de ses œuvres faites avec amour ne sera perdue, ni aucune de ses préoccupations sincères pour les autres, ni aucun de ses actes d’amour envers Dieu, ni aucune fatigue généreuse, ni aucune patience douloureuse. Tout cela envahit le monde, comme une force de vie. Il y a une grande noblesse dans le fait d’être capable d’initier des processus dont les fruits seront recueillis par d’autres, en mettant son espérance dans les forces secrètes du bien qui est semé. La bonne politique unit l’amour, l’espérance, la confiance dans les réserves de bien qui se trouvent dans le cœur du peuple, en dépit de tout. C’est pourquoi la vie politique authentique (…) se renouvelle avec la conviction que chaque femme, chaque homme et chaque génération portent en eux une promesse qui peut libérer de nouvelles énergies relationnelles, intellectuelles, culturelles et spirituelles. » C’est cela que nos visionnaires avaient compris quand, au lendemain du second conflit mondial, ils initièrent un processus qui conduisit à l’émergence de la Communauté européenne, tout en sachant qu’ils n’en verraient pas les fruits.

J’évoquais Robert Schuman au début de mon propos. Il fut de ces acteurs prophétiques de la construction européenne. Il avait enraciné en lui cette certitude que Dieu agit au cœur de l’histoire humaine, au fait qu’il demeure au milieu des hommes, travaillant sans cesse en leur cœur afin qu’ils œuvrent à faire triompher le bon, le beau, le juste qu’il a déposés en eux, plutôt que d’assouvir leurs instincts destructeurs. Nous sommes là au cœur de la foi chrétienne : Jésus le Christ a donné sa vie par amour et cet amour a été plus fort que les puissances de mort et de destruction : les chrétiens le confessent vivant à jamais, œuvrant à la paix au cœur de l’histoire et des hommes qui la font.

C’est cette conviction qui explique que l’Église catholique, avec les autres Églises, s’engage pour que l’échéance européenne prochaine contribue à préserver et à déployer l’esprit des fondateurs du projet européen. Il est essentiel que l’Europe demeure un espace de paix et de fraternité, dans lequel puissent être promus le respect et la promotion de la dignité de toute personne humaine, la solidarité, l’égalité, la famille et le caractère sacré de la vie, la démocratie, la liberté, la subsidiarité, le soin de notre planète qui est notre « maison commune », et qu’elle continue à inspirer au-delà de ses frontières. Et nous mesurons toute l’urgence qu’il y a à préserver et à déployer ce projet européen quand nombreux sont ceux qui souhaiteraient le mettre à mal, profitant des profondes inquiétudes qui, au regard de l’actualité, tenaillent nos contemporains. Une récente lettre pastorale intitulée Un nouveau souffle pour l’Europe1, écrite par 7 évêques de diocèses transfrontaliers de France, d’Allemagne, de Belgique et du Luxembourg, récapitule bien cet impératif : « C’est un chemin pour reconnaître chacun comme un interlocuteur valable et construire une société intégrée et réconciliée. »

Mgr Laurent PERCEROU
Évêque de Nantes
Paru dans ELA n° 148 – Juin 2024

 


1. Cf. page 5 revue ELA n°147 – mai 2024.